La source


Il paraît qu’on ne fait rien au hasard. Que tout serait écrit. Pas par un type à barbe blanche au milieu d’un ciel aux nuages cotonneux, ni par un hippie crucifié. Tout serait écrit par notre inconscient. Il guiderait nos pas et écrirait notre histoire. Cet inconscient aiderait à limiter la casse, esquiver les embrouilles, éviter de s’emplâtrer dans un mur. Ça n’empêche pas les faux-pas. Et cela peut être fatal. Tu te casses la gueule et comprends trop tard que tu t’es cassé la gueule. Il y a longtemps de ça, je suis tombé dans une fontaine qui se trouvait au milieu d’une rue piétonne, non loin de la gare de Cergy Saint-Christophe. J’ai plongé tout habillé alors que je regardais derrière moi. Quelle idée à la con ! « Regarde devant toi ! Le passé, c’est le passé ! ». C’était bien avant que je me retrouve, sous psychotropes, aux urgences psychiatriques de Bichat. Pas pour une histoire de fontaine. Plus pour une histoire de noyade cérébrale. Un instant où tu perds tellement pied que t’en arrives à ne plus rien maitriser. Pour éviter de couler, mon inconscient m’aurait sauvé et m’aurait conseillé de me carapater. « Tire-toi de Paris ! » Alors, je suis parti, toujours avec un œil dans le rétroviseur. On se plante mais quand on a la tête dure, il faut souvent tomber plusieurs fois avant d’accepter que ça fasse mal.

Tu arrives donc dans un nouvel espace. Comme tu ne ressembles à personne, tu veux ressembler à tout le monde. Tu veux prendre un petit bout de chacun, le malaxer à ta convenance et te construire un nouveau toi. Tu prends tout. Tu regardes tout, chaque coin de rue, chaque maison, chaque habitant. Tu les observes de près, de loin. Jeunes, vieux, souvent vieux. Parce que des jeunes, dans les p’tits bleds de campagne, il n’y en a plus beaucoup. Tu les vois s’accommoder de leur vie, en plein consentement, rarement en se battant. Pourquoi d’ailleurs devraient-ils se battre ? Et contre quoi ? A part peut-être avec la mort qui approche à petits pas. Au final, le seul qui ne trouve pas sa place, c’est toi. Tu as beau photographier leur temps, leurs instants, leurs lieux, tout ça ne t’appartient pas. Les décors et les gens sont bien réels mais tu mets leur vie en scène. Même si tu cherches à t’approcher au plus près de leur réalité. Tu cadres, tu les éclaires à coup de flash, tu attends le rayon de soleil qui tape la toile cirée, tu mets 2 heures à mettre tout en place, à régler chaque détail. Le paquet de clopes sur la table. Les allumettes. Le cendrier. La chaise. Les bougies. Le jeu de dame. La carriole. Tu en arrives presque à te demander si le Christ sur sa croix est à la bonne place lui aussi ? Pourquoi est-ce si compliqué de trouver sa place ? Ce village, tu as beau l’avoir arpenté depuis que tu es né. En long, en large, et en travers. Tu y as passé certains étés de ton enfance à pêcher le goujon. Tu t’es baigné dans l’eau de la rivière encore à peu près propre. Tu es monté au mât de cocagne lors des comices agricoles. Ta mère y est née et y finira sa vie. Mais cette source est-elle la tienne ? Cette chambre au parquet qui craque et au papier peint fané, tu en connais l’odeur par cœur. Tu entends les ressorts du sommier couiner sous ton poids à chaque fois que tu pivotes. Tu devrais te sentir bien ici. Loin de la ville et de ses excès. Tu ne t’y sens pas forcément mal. Seulement pas à ta place. Putain de place à prendre, à trouver, à voler.

Si j’ai longtemps pensé que je pouvais être ce gamin sur son vélo, les pieds dans la rivière en crue, son horizon ne m’inspire pas confiance. Il ne me reste qu’à fuir avant que je me noie à nouveau. Et puis, peut-être devrais-je arrêter de penser que mon inconscient guide mes pas. Finalement, je suis le seul à vraiment décider de mon sort. En pleine conscience.

Frédérick Carnet

Cette série photographique a été réalisée entre octobre 2010 et janvier 2011.

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